La réforme au bas de l'échelle pro, cela ne marche pas
Lorsque nous l'avions présentée ici, fin de l'an dernier, nous avions émis de claires réserves à propos de la réforme des tournois et classements au bas de l'échelle professionnelle mise en place pour 2019 par la fédération internationale (ITF). Nous attendions néanmoins de juger sur pièces, et il n'a pas fallu deux mois pour qu'elle provoque une levée de bouclier générale à cet échelon du circuit, avec grogne et pétitions en pagaille. C'est peu dire que cela ne marche pas... et que cela ne peut durer ainsi. Machine arrière toutes ?
Instaurée le 1er janvier 2019, en réponse notamment à trois années d'études commanditées par l'ITF selon lesquelles "seuls 336 joueurs et 253 joueuses gagnent leur vie grâce au tennis", cette réforme, d'abord baptisée Transition tour puis World tennis tour, entendait redéfinir le circuit professionnel (et en comprimer l'accès) pour ne plus avoir en gros que 750 classés à l'ATP (contre environ 2000 jusqu'en 2018) et 850 à la WTA (1250 en 2018). L'innovation imaginée pour y parvenir : limiter chez les messieurs l'octroi des points du classement mondial au tableau final des tournois ATP de niveau Challenger et supérieur, tandis qu'un deuxième classement (ITF) était parallèlement instauré avec des points spécifiques distribués lors des tournois Future, 15/25.000 dollars, et des qualifications de Challenger. Chez les dames, le changement (et donc le traumatisme) était moins violent, les points WTA étant maintenus dès les tournois 25.000 dollars. A la fédération internationale, on a pensé qu'offrir des places (quatre, maximum six avec les qualifiés) en tableau final Challenger aux mieux classés du nouveau ranking ITF, et en tournoi Future aux meilleurs juniors (une bonne idée, celle-là), suffirait à installer une sorte de mobilité performante entre les différents circuits.
"Immense bordel"
Comme on pouvait le craindre, cela n'a pas du tout fonctionné, et le fait que la réforme ait été appliquée avec effet rétroactif sur 2018, même si l'ITF l'avait indiqué d'emblée sur son site, a encore ajouté à la confusion et à son effet démotivant, pour ne pas dire dévastateur. On a eu l'exemple d'Omar Salman, 400e mondial à 22 ans, qui a perdu plus de 300 places au 1e janvier et, désillusionné, a décidé d'arrêter les frais, mais ce n'est qu'un cas parmi plein d'autres dans le monde. Au point qu'un haut dirigeant d'une fédération européenne, cité (anonymement) par le journal L'Equipe, a été jusqu'à déclarer : "Des milliers de joueurs sont impactés, c'est un immense bordel, ils ont fait une énorme connerie et devraient avoir honte". Dans les faits, on a quasiment institutionnalisé deux niveaux de compétition, avec dans la pratique des possibilités très restreintes de passer de l'un à l'autre, donc d'accéder aux points ATP, puisqu'il y a en moyenne cinq ou six tournois Challenger par semaine et plus de 3.000 joueurs recensés au nouveau ranking ITF. D'où découragements, renoncements, tournois Future dévalorisés, moins nombreux, et paradoxalement plus relevés, tâche de la plupart des jeunes beaucoup plus compliquée alors qu'on était sensé leur "fournir un chemin de progression plus clair et plus efficace", situation financière en aucune manière améliorée par des "mesurettes" sans impact...
Faire vivre le tennis
Donc c'est raté, cela ressemble même à la chronique d'une cata annoncée. A cette allure-là, on aura moins de "pros" ou soi-disant "pros" c'est sûr, et on est tous d'accord pour dire que de nombreux joueurs tirent financièrement le diable par la queue à ce niveau, ou que la raison devrait en inciter certains à réduire d'eux-mêmes la voilure, mais est-ce le rôle d'une fédération internationale - qui a pour mission première de faire vivre le tennis sur la planète, pas seulement une élite - de pousser ses joueurs à renoncer à leur rêve, même si c'est peut-être une chimère et que ça leur coûte ? Pour les meilleurs, qui sortent immédiatement du lot, le chemin est effectivement clair, ne l'a-t-il pas toujours été, mais quid de ceux dont la progression naturelle est plus lente, qui ont besoin de plus de temps, qui s'épanouissent sur le tard, qui subissent des contretemps physiques ? Avec ce nouveau système, aurait-on eu un Marco Cecchinato 1/2 finaliste surprise de Roland Garros à 25 ans, ou un Stéphane Robert 1/8e de finaliste de l'Australian Open et un Estrella Burgos vainqueur de son premier tournoi ATP, tous deux à 34 ans ? Qui plus est, avec les cinq wild cards accordées dans chaque tournoi Challenger généralement attribuées aux joueurs nationaux, les ressortissants des (grands) pays qui en organisent le plus (USA, Italie, France et Chine en comptent près de 70 à eux quatre) sont ouvertement avantagés dans la course aux points ATP par rapport à d'autres dans le genre de la Belgique où il n'y en a plus un seul depuis la disparition de l'Ethias Trophy, faut-il remuer le couteau dans la plaie ?
"Rétropédalage"
Comme pour la Coupe Davis, la situation d'avant était loin d'être parfaite, on doit le dire, et il faut savoir évoluer, innover avec son temps, mais dans les deux cas on a vraiment l'impression que le remède préconisé par les pontes de l'ITF - et avalisé en assemblée générale, on doit le dire aussi - est pire que le mal, qu'il va jusqu'à produire l'inverse de l'effet escompté, voire qu'il fissure l'une ou l'autre base fondamentale sur laquelle le tennis international s'est construit durant toutes ces années. La spectaculaire volée de bois vert reçue durant les premières semaines de 2019 a d'ailleurs dû passablement les effrayer, on peut même avoir le sentiment qu'ils se demandent comment faire en grande partie machine arrière sans trop perdre la face. Après avoir élargi à nouveau les tableaux qualificatifs en tournois 15 et 25.000 dollars ou en 60/80/100.000 dollars chez les filles, ils ont reconnu à la mi-mars que la réduction drastique des points ATP en 25.000 dollars conduit à moins d'opportunités et de progression pour les joueurs, précisant que la décision de rétablir ces points dépend néanmoins de l'ATP, elle-même en zone de turbulence pour l'instant. L'ATP qui, ne l'oublions pas, est l'association des joueurs pros dont grosso modo le Top 300, qui a accès directement au tableau final des tournois Challenger, bénéficie d'une situation bien plus confortable depuis la réforme, et dont on connaît les relations conflictuelles avec l'ITF. Quoiqu'il en soit, la tendance serait à un "important rétropédalage", insistait le site du journal L'Equipe fin avril, avec même, à l'en croire, "le retour à un classement unique et la distribution de points ATP/WTA à partir du 2e tour des 15 et 25.000 dollars." Tout ça pour ça ? Quel cuisant gâchis !
Grands Chelems
Au fond des choses, ce qui choque dans la gestion du tennis mondial, plus encore qu'en football, c'est le manque de cohérence et de solidarité affirmées entre les différentes instances et entre le haut et le bas du panier. Ne l'oublions pas, les Grands Chelems se disputent sous l'égide de l'ITF pas de l'ATP. On salue d'ailleurs les augmentations de prize money enregistrées en qualifications et au premier tour des quatre tournois majeurs, elles permettent à des joueuses et joueurs qui n'en ont pas toujours les moyens de mieux financer la suite de leur carrière. Mais quand on sait les bénéfices réalisés par ces grandes organisations, engagées dans une course folle au gigantisme, et que l'on voit décoller chaque année ce qu'y gagnent (ou y réclament) les meilleurs, alors que les montants précédents sont déjà faramineux, on peut se demander si une partie des revenus de Melbourne, Paris, Londres ou New York, ne pourrait être utilisée pour aider les tennis(wo)men et tournois au pied de la pyramide, où tout le monde a d'ailleurs mis un jour le pied à l'étrier, avec plus ou moins de soutiens, champions comme sans-grades. Si on pouvait, par exemple, réduire ainsi les coûts de l'"hospitality" en tournoi pour les joueuses et joueurs ce serait sûrement plus efficace qu'une réforme alambiquée tombant à plat, pondue dans des bureaux cossus, loin des courts, et cela ferait mieux vivre le tennis là où tout commence. Pour l'heure, seuls quatre pays ou fédérations profitent de la manne, une inégalité de plus... même si on a bien compris que dans le monde égoïste qui est le nôtre, où la priorité va à ce point à l'argent, il ne fallait pas rêver.
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