Fabrice De Zanet, psychologue du sport : "Vouloir rendre quelqu'un parfait c'est un leurre"
En commentaire du petit dossier que nous avons consacré aux préparateurs physiques il y a quelques semaines, on a pu lire sur Facebook : "Le préparateur mental est encore plus dans l'ombre, or son rôle est tellement essentiel." Bien d'accord. On prend donc la balle au bond avec le psychologue du sport Fabrice De Zanet, de plus en plus associé aux projets du staff technique fédéral.
Federer, Djokovic...
Même si elle a ses limites, ses gourous, ses charlatans aussi, et s'il est difficile de mesurer avec exactitude sa part dans les performances d'un athlète, il suffit d'écouter les confidences des plus grands, quel que soit le sport, pour se rendre compte de l'importance d'une préparation mentale adéquate dans la réussite d'une carrière. Au top niveau bien sûr, mais en réalité à quelque niveau que ce soit. Qu'il s'agisse de Novak Djokovic révélant que la méditation en pleine conscience, pratiquée quotidiennement, a fait toute la différence dans son approche mentale sur le terrain. Ou de Roger Federer, adolescent chien fou, à l'inverse de l'image de champion gentleman qu'il a véhiculé ensuite, instable, volcanique, perdant ses moyens, victime de ses émotions, insistant sur le rôle fondamental du psychologue (ex-footballeur) Chris Marcolli au début de son parcours professionnel. Bien sûr, au delà des belles théories, il s'agit toujours d'un travail personnel, individualisé, de longue haleine, pas de quelque chose que l'on règle en cinq séances d'un coup de baguette magique. "D'ailleurs, puisque vous citez Federer, il ne faut pas négliger l'effet de la maturité neuro-cérébrale, la gestion de l'impulsivité - soit la capacité à mettre un délai entre quelque chose que l'on ressent et ce que l'on fait - n'étant vraiment acquise qu'aux alentours de 20/22 ans", intervient Fabrice De Zanet. "On demande donc parfois à des gamins des choses pour lesquelles ils ne sont pas encore "cablés" si j'ose dire".
"Bien choisir ses combats"
"Pour s'imposer au haut niveau il faut une vraie personnalité, un fort caractère, et ce qui sert est aussi ce qui déssert", continue notre interlocuteur, "il y a les défauts des qualités, et vouloir rendre quelqu'un parfait c'est un leurre selon moi. Changer ce qui est naturel c'est compliqué. En la matière on ne dispose que d'un budget limité, il est donc nécessaire de définir des priorités, sinon on court à la faillite. On doit bien choisir ses combats, bien identifier ce que l'on va travailler, il faut parfois accepter que certaines choses ne vont jamais correspondre à l'image que l'on se fait d'un sportif, et compenser autrement. A chaque qualité correspond des défauts, et une part importante du travail mental revient à se focaliser sur l'exploitation de ce qu'on fait bien naturellement, pour en faire une arme au niveau sportif."
"Aimer se faire mal"
"On sait que le talent et le goût de l'effort se mêlent difficilement, que celui qui a certaines facilités au début a ensuite plus de difficultés à s'astreindre à une discipline d'entraînement, et on peut préférer quelqu'un d'un peu moins doué mais qui affiche la capacité à travailler pour polir un diamant brut", poursuit Fabrice De Zanet. "On a souvent envie des choses trop vite et trop tôt. Si vous aimez juste gagner, vous n'allez pas vous amuser à devenir sportif de haut niveau, parce que cela ne va pas vous arriver souvent, surtout au début. Il faut aimer ce que nous appelons le processus, s'entraîner, se faire mal, se remettre en question, sortir de sa zone de confort, être dans une situation où on ne réussit pas tout le temps et trouver de la satisfaction dans le fait de progresser, pas uniquement dans les résultats, c'est la clé du développement et ce n'est pas évident à comprendre quand on a 13/14/15 ans, les athlètes ont besoin d'évaluation, de soutien et d'encouragements pour réaliser leurs objectifs."
"Transformer le rêve en projet"
C'était de notoriété publique à l'époque, le psychologue liégeois a travaillé avec David Goffin à partir de 16 ans et lorsqu'il était entraîné sur le circuit par Réginald Willems, puis Thierry Van Cleemput. "Avec pas mal d'autres aussi, et dans différents sports", corrige-t-il, "mais je suis tenu au secret. Pour certains avoir recours à un psychologue s'apparente toujours à un aveu de faiblesse." Ce qu'on peut dire, en revanche, c'est que sa collaboration avec l'AFT est aujourd'hui plus étroite que jamais. "A 80%, je m'occupe d'espoirs sportifs, et la fédé a décidé l'an dernier de mettre quelque chose de plus systématique en place, dans une démarche qui se décline en deux grands pôles. Le premier cible l'accompagnement des joueuses et joueurs du Tennis Etudes et du Team Pro, la mise en place de stratégies par rapport aux difficultés qu'ils rencontrent et aux objectifs qu'ils se fixent, stress, gestion des émotions, équilibre entre sport et école. Je les vois toutes les 4 ou 6 semaines environ. Sauf lors du premier confinement. Alors qu'ils ne pouvaient ni s'entraîner, ni jouer, on a saisi l'opportunité de leur proposer un travail mental quasi quotidien. Un des thèmes de réflexion était : "qu'est-ce que je veux réaliser ?" Tout le monde caresse un rêve, c'est un moteur, mais il faut le transformer en projet, et traduire le projet en objectifs."
"Mise sous pression psychologique"
"Le deuxième volet, au moins aussi important, sinon plus, concerne un travail approfondi avec le staff, les jeunes passent plus de temps avec leur(s) entraîneur(s) qu'avec moi, et les thématiques psychologiques sont d'abord là pour être transférées quotidiennement sur le terrain. J'ai apporté quelque chose, je l'ai posé sur la table, et on l'a challengé ensemble. On a pas mal discuté, la première victoire étant d'initier une méthode, des outils, des stratégies dont tout le monde soit convaincu et qui soient en même temps relativement simples pour qu'entraîneur et joueur aient une vue synthétique et globale de ce qu'ils vont faire dans les mois qui suivent." Au delà des principes, comment cela s'articule-t-il dans la pratique ? "Sans entrer dans les détails, il s'agit, par exemple, de recréer à l'entraînement des situations qui se rapprochent de la compétition, où le sportif est mis sous pression psychologiquement, et travailler ce que j'appelle les routines, notamment la manière dont le joueur utilise le temps entre les échanges."
"A quel champion s'identifier ?"
"Une autre démarche concrète : (se) demander à quel joueur pro le jeune peut s'identifier", poursuit-il, "pas forcément celui qu'il apprécie le plus, mais une sorte de modèle auquel il peut se comparer au niveau du style, des qualités physiques ou techniques, et l'amener à réfléchir à ce que ce champion a développé pour réussir, c'est aussi une manière de le pousser à analyser son propre jeu, cela donne un sens à ce qu'il réalise. La mise au point et l'actualisation de fiches pour chacun des jeunes permet également de partager un maximum d'informations, de savoir où ils en sont, c'est précieux dans la mesure où les intéressé(e)s n'ont pas toujours affaire au même entraîneur. L'impact est difficile à mesurer, mais les retours sont positifs, les idées semblent plus claires, on note plus de cohérence dans les entraînements. Tout le monde sait qu'il y a peu d'élus. Combien finiront dans le Top 100 où ils pourront gagner raisonnablement leur vie ? C'est là qu'il faut aussi voir le sport comme formidable école de vie, surtout qu'en tennis on est seul, on ne peut se cacher derrière l'équipe, on apprend plein de choses pour son existence future, la question étant alors de savoir comment exploiter cette expérience plus tard."
"Pas de cerise sur le gâteau"
En termes d'expérience, que dire de cette année de pandémie qui impacte notre vie de manière inédite, une aubaine pour le psychologue ? "Comme je travaille surtout avec des sportifs, j'ai plutôt vu moins de monde avec l'arrêt des compétitions, mais il y a pas mal de gens qui vivent mal leur situation personnelle, familiale, sociale ou professionnelle, des collègues les ont vus affluer. Si j'avais un conseil à donner, ce serait de garder patience, confiance en l'avenir, avec un certain optimisme et cette idée qu'en continuant à avancer on ne peut avoir que de bonnes surprises. Voir ce qui arrive comme une déviation sur le chemin, qui n'annule pas les objectifs. C'est une période qui oblige à repenser ce qui compte vraiment, à concentrer l'énergie dans ce qui a du sens. Certains y trouvent bénéfice, pour d'autres c'est plus compliqué, cela génère une grande incertitude. En restant dans mon domaine, les athlètes impliqués dans un cycle olympique et qui ciblaient Tokyo 2020, ou les juniors qui avaient mérité de vivre l'ambiance des Grands Chelems dans leur catégorie et qui, sans garantie, devront attendre trois ou quatre ans chez les adultes pour (espérer) en être, ont été privés de cerise sur le gâteau dans leur processus d'entraînement, cela cause une grande frustration qu'il faut gérer."
"Comme si les enfants avaient un job avant l'heure"
Q. M. De Zanet, les jeunes sélectionnés pour le Tennis Etudes sont-ils toujours conscients de la chance qu'ils ont, celle de pouvoir aller au bout de leur passion, encadrés par de telles compétences et pris en charge financièrement dans leur développement sportif ?
R. C'est vrai qu'ils sont quelque part privilégiés de bénéficier de pareilles facilités pour faire ce qu'ils aiment, sans rien sacrifier de leur niveau scolaire. Mais, en même temps, ce n'est pas qu'une chance, c'est également une responsabilité pour d'aussi jeunes épaules. On n'est plus uniquement dans le plaisir de jouer, ils sont confrontés beaucoup plus tôt à l'exigence, à ce que les autres connaîtront plus tard. Ce qui n'était qu'une passion devient une sorte de job dès 13 ou 14 ans, il faut en tenir compte.
Q. Une des "tartes à la crème" de la psychologie du sport est ce qu'on appelle la visualisation, l'aptitude à visualiser mentalement son sport, à pré-activer le corps, le cerveau enregistrant en mémoire les mouvements positifs imaginés pour qu'ils aient un effet sur la performance et la concentration...
R. ... C'est devenu une des grandes stratégies psychologiques pour se préparer à une situation donnée. Les aptitudes mentales, on peut les entraîner, il y a des techniques pour cela. Ce qui est bizarre et peut-être paradoxal, c'est que les gens voient la visualisation comme une imagerie idéale dans laquelle on se voit gagner et réussir tout ce qu'on fait. Tandis qu'en réalité ce que l'on visualise le plus souvent ce sont les situations qui peuvent être problématiques. Je dis toujours que le sport - comme la vie (sourire) - est une succession d'""emmerdes", si vous me passez l'expression, et plutôt qu'imaginer que tout va se passer de manière parfaite il convient surtout de se préparer à résoudre les problèmes qui risquent de se poser.
Q. Vous avez parlé des joueurs, des entraîneurs... mais quid des parents ? Dieu sait si la manière dont ils vivent le parcours de leur enfant est souvent cruciale.
R. Ce sont les... parents pauvres de l'accompagnement, je ne sais trop pourquoi, parce que c'est un véritable défi, un vrai enjeu. Il n'y a pas de formation pour un père ou une mère. On peut vite se prendre au jeu. Il est parfois compliqué de garder les pieds sur terre. C'est pourquoi, avec Catherine Grotz, qui est également psychologue et est notamment passée par le Centre AFT comme joueuse, on a décidé de mener un tout nouveau projet dans cette filière-là. Je ne prendrai qu'un tout petit exemple pour en démontrer l'intérêt. Les parents suivent leur enfant, rien n'est plus normal, et s'ils le voient jouer une super rencontre ils vont être tentés de parler de match référence, de lui dire qu'il devrait en être capable à chaque prestation. Alors que, justement, ce qu'il vient de réaliser est une exception, que son vrai niveau du moment n'est pas celui-là, et lui faire croire l'inverse va l'inciter à penser qu'il joue un mauvais match chaque fois qu'il ne peut le reproduire. En voulant bien faire, on lui met une pression énorme et invisible, traumatisante, qui peut l'amener à s'énerver, à se décourager, à jeter sa raquette... |
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