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Pierre Delahaye, l'interview ultime : "Ni tristesse ni nostalgie, c'est mon choix"

Pour ses dernières semaines en tant que secrétaire général, Pierre Delahaye a dû gérer deux crises en parallèle, celle monumentale que l'on doit tous au coronavirus, et une autre plus personnelle née de la déchirure d'un tendon d'Achille lors d'une partie de padel en début d'année. "Mon téléphone a pas mal chauffé les derniers temps", avoue-t-il.

"Il faut pouvoir dire stop"
 
Q. Pierre, à vous entendre, on n'a pas le sentiment que vous quittiez la larme à l'oeil ce poste de responsabilité que vous avez occupé durant seize ans.

R. Je n'en suis ni malheureux, ni nostalgique, je suis content d'arrêter, un moment il faut savoir dire stop. J'ai pu choisir la date de mon départ, j'approche des 65 ans mais je ne les ai pas encore, j'ai également eu le temps d'aider Sam (Samuel Deflandre) à se préparer, je pars tranquille, il est prêt à prendre le relais, cela fait neuf ans que l'on travaille ensemble. Tout était heureusement sur les rails au moment où ce virus nous a pris en traître, si cela n'avait pas été le cas je sais que je n'aurais pu quitter le bateau en pareille tempête. Même si on est vite oublié, ce qui risque en revanche de me manquer ce sont les relations humaines, les gens avec lesquels j'ai travaillé, les membres du Conseil d'administration, au premier rang desquels André Stein et Etienne Poncelet qui étaient déjà là lors de mon arrivée en 2004 et sont toujours en poste, mais aussi l'ensemble des entraîneurs, la direction sportive, le personnel de Wierde et de Mons, les liens noués ont souvent dépassé le cadre du travail. En seize ans, d'une région à l'autre, on a aussi "perdu en route" de grands serviteurs du tennis, dont deux administrateurs, Joseph Buron et Nicole Lallemant, ainsi que notre dévouée secrétaire montoise, Brigitte Lust, décédée au début du confinement, le genre de tragédie choquante qui oblige à relativiser les soucis quotidiens qui nous pourrissent la vie.

"Le tennis s'en sortira"
 
Q. Quels sont les défis qui attendent l'AFT dans les années à venir ?

R. En temps normal, parler de défis dans la vie d'une fédération est peut-être un grand mot, il faut assurer la gestion, tout en essayant d'avoir un coup d'avance. Dans un monde où la communication est omniprésente, tout s'est incroyablement accéléré. Il faut développer encore l'informatique, s'adapter au fonctionnement "on line" des plus jeunes, rechercher l'innovation, rendre le sport le plus attractif possible. Ce que l'on ne savait pas jusque début mars c'est que l'urgence ultra prioritaire serait de gérer cette crise sanitaire que personne n'a vu venir. Le tennis en tant que pratique de loisir a la grande chance de pouvoir reprendre avant plein d'autres, mais dans des conditions limitées au strict minimum. La situation est difficile pour la fédé, très difficile pour les clubs, frustrante pour les compétiteurs amateurs et les élites. Il faut rester tourné vers l'avenir, préparer l'après, sans vraiment savoir quand, et comment, cela va se passer. Le tennis s'en sortira, mais comme les autres disciplines, et l'économie dans son ensemble, il en sera temporairement affaibli. Là, pour le coup, puisqu'on parle de défi c'en est un, et de taille, le retour progressif à la normale pourrait prendre des mois, voire plus, l'important c'est que tout le monde soit solidaire.

"C'est comme entrer en religion"

Q. En regardant dans le rétroviseur, de quoi êtes-vous le plus fier ?

R. D'avoir pu mener, avec toute l'équipe administrative et sportive, le combat sur tous les fronts durant des années, avec en prime des résultats sportifs exceptionnels qui représentaient en quelque sorte notre récompense immatérielle. Même durant les heures de bureau, même la nuit parfois, nous n'avons rien manqué de la carrière de ces champions que nous avons un tant soit peu contribué à former. Au fil des ans, la gestion fédérale s'est complexifiée, c'est devenu de plus en plus compliqué au niveau de l'administration, des obligations légales... pour les clubs aussi d'ailleurs. L'AFT était déjà une fédération forte quand j'en ai hérité, il fallait maintenir le cap en modernisant les outils, en améliorant la communication et le partenariat au sens large, garder la locomotive sur les rails et faire en sorte que le train ne perde pas de wagons. Travailler pour une fédération c'est comme entrer en religion, il y a des avantages et des inconvénients, si j'ai choisi cette voie à un moment donné c'est parce que j'ai estimé le temps venu pour une expérience de ce genre. Cela aurait pu être dans un autre sport d'ailleurs, mais j'aime le tennis depuis toujours.

"Le foot est dans l'irrationnel"

Q. Vous avez travaillé dans le football au plus haut niveau, quelle différence avec le tennis ?

 R. Il n'y a aucune comparaison. Au foot, on est dans l'irrationnel, le passionnel exacerbé. Cela peut être exaltant mais stupide aussi. L'argent y a pris une place excessive, le sens de la gestion équilibrée arrive souvent en deuxième place après les résultats sportifs, sans que ces derniers soient garantis pour autant, ce qui peut engendrer des mésaventures financières parfois mortelles pour les clubs. Et s'il est question du football belge, qui vit depuis des décennies au-dessus de ses moyens, j'avoue n'être guère optimiste quant à la pérennité du système actuel.

"La Coupe Davis était à notre portée"
 
Q. Quel est votre plus grand regret en tant que secrétaire général, et tant qu'on y est votre plus grosse colère ?

R. Mon plus mauvais souvenir c'est... le même que vous. La finale de la Coupe Davis à Lille, car, plus que la Grande Bretagne de Murray à Gand, cette France-là était à notre portée. Un regret et une déception partagés avec Steve (Darcis) qui a vécu durant toute sa carrière avec et pour cette compétition, mais qui n'a pas pu défendre valablement ses chances lors du dernier match. Quand on passe à côté d'un sacre mondial, même comme dirigeant, c'est très dur. Je peux y ajouter la finale de Fed Cup en 2006 à Charleroi contre l'Italie, avec comme point commun frustrant le fait que là non plus nous n'avions pu défendre valablement nos chances dans le match décisif en raison d'une blessure (la Belgique déjà privée de Kim Clijsters, blessée au poignet, avait vu Justine Henin, touchée au genou, abandonner dans le double alors qu'avec Kirsten Flipkens elle avait remporté le premier set après avoir gagné ses deux simples, ndlr). Ma plus grosse colère date précisément de cette rencontre. L'équipe italienne avait snobé le banquet de clôture, organisé à la demande de la fédération internationale, lequel s'était dès lors déroulé dans une salle à moitié vide, un manque de respect sans précédent. Comme pour l'équipe nationale de foot, il nous manque un succès mondial sur ces seize années, mais trois fois deuxième pour un petit pays comme le nôtre c'est quand même pas mal. Si je peux encore me permettre, même si la fédération n'était pas directement concernée, l'échec de Justine en finale à Wimbledon contre Mauresmo m'a également fort touché, elle méritait d'accrocher les quatre Grands Chelems.

Q. On continue avec le sourire, et d'abord les bons moments...

 R. Il y en a pas mal. Au point que j'éprouverais des difficultés à établir un podium. La "remontada" de Justine aux Jeux Olympiques, et sa finale du Masters à Madrid contre Sharapova à laquelle j'ai eu le bonheur d'assister sur place, restent mes meilleurs souvenirs personnels comme secrétaire général, parce que, au-delà du niveau exceptionnel et de l'émotion extrême de l'événement, il y avait une grande victoire au bout. Mais il y a eu d'autres moments rares, la demi-finale de Coupe Davis contre l'Argentine à Forest National dans une ambiance digne d'un concert de Metallica, les exploits de Steve en Allemagne face à Zverev et Kohlschreiber, sa victoire contre Rafa à Wimbledon, le Masters de David qu'il aurait pu remporter, j'en suis convaincu, s'il avait abordé la finale dans le même état physique que Dimitrov, ses deux matches fabuleux en simple à  Lille... et j'en oublie... c’est sûr que les performances sportives marquent davantage que d’autres satisfactions de tous les jours pourtant tout aussi valorisantes.

 "Le couac de la Kwak"
 
Q. L'anecdote que vous n'avez jamais racontée...


R. Lors de la rencontre Belgique-Australie, en 2007, à Liège, je me suis retrouvé dans un bistrot de la cité ardente bien connu pour ses bières spéciales avec le staff australien. John Fitzgerald, le capitaine de l'époque, m’a demandé conseil pour une spécialité belge, je lui ai recommandé une Kwak, dont la particularité est que les verres sont assez "piégeux". Comme il avait très soif, il n'a pas fait attention, et il a vidé l'entièreté du flacon sur son training, on était tous pliés en deux, il s'en souvient encore je suis sûr. Mais bon je l’ai sans doute déjà racontée…

Q. C'est votre plus belle "troisième mi-temps" ?

R. Oh non... d'autant plus que c'était avant la rencontre. Les "vraies" troisièmes mi-temps, c’est quand je jouais moi-même, à mon petit niveau. Je me souviens d’un Interclubs arrêté par la pluie... que nous avons terminé le lundi durant la nuit... heureusement il y avait un Bob... je tairai le nom du club où cela s'est passé, les intéressés se reconnaitront (sourire).

"Les dirigeants de club méritent une statue"

Q. Un message pour l'AFT avant de céder la place ?

R. Les messages, je laisse ça aux prophètes. Cependant, je prêche pour plus de solidarité entre les régions, pour une parfaite osmose entre le sportif et l’administratif. Les choses évoluent favorablement, mais il reste du travail. Et j’ai une pensée spéciale pour les clubs, c'est vraiment dur pour eux, leurs dirigeants méritent une statue.

Q. Vous restez comme consultant, pour faire quoi ?

R. Je vais certainement m'occuper du padel, et apporter à Sam l'aide qu'il estimera nécessaire. Je vais encore faire ça un an dans le tennis. Ensuite, si je reste actif, ce sera dans d'autres domaines. Je vous l'ai dit, il faut pouvoir tirer un trait.

Q. Pour paraphraser... Bernard Pivot et son légendaire questionnaire, qu'aimeriez-vous que l'on dise de vous au moment de quitter les lieux ?

R. Les meilleurs arbitres sont ceux dont on ne parle pas après la rencontre, il en va de même des dirigeants. On n’avance pas avec des souvenirs et des regrets.
 

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